Au mois de mai prochain auront lieu les élections au Parlement européen. Dans chacun des Etats membres, les partis se préparent à présenter leurs listes de candidats. Et à l’échelle européenne, certaines familles politiques feront campagne derrière un candidat ou une candidate à la présidence de la Commission européenne. C’est ce que l’on appelle, reprenant une expression de la vie politique allemande, les « spitzenkandidaten », les candidats têtes de liste.
Sur la ligne de départ, l’on trouve ainsi Manfred Weber pour le Parti populaire européen (PPE) et Frans Timmermans pour le Parti socialiste européen (PSE). Ce processus, imaginé il y a quelques années pour « politiser » et « européaniser » un scrutin marqué par une désaffection civique croissante, avait conduit à l’automne 2014 à l’arrivée à la présidence de la Commission européenne de l’ancien Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker, « spitzenkandidat » du PPE,première famille politique à l’issue des élections au Parlement européen en mai de la même année.
Une idée séduisante ?
L’idée que les familles politiques européennes s’affrontent dans le débat électoral est séduisante, a fortiori pour échapper au prisme étouffant de l’agenda national et embrasser les thèmes européens dont il devrait être question.
Cependant, elle peut aussi s’avérer être une illusion si elle induit de facto la perception que l’affrontement partisan de la campagne électorale, qui structure la vie publique dans nombre d’Etats membres de l’Union européenne, structurera tout autant le travail au Parlement européen et sa relation avec la Commission européenne, dont le Président sera automatiquement le ou la « spitzenkandidat (in) » de la famille politique arrivée en tête au soir des élections européennes.
Un parti européen gagnera, il dominera le Parlement européen – où une opposition se formera – et il gouvernera également à la Commission européenne. Ce n’est non seulement pas la réalité, mais ce n’est pas souhaitable non plus dans l’intérêt de chacune des deux institutions et de l’agenda européen.
Parlement divisé, parlement sans influence
La vérité est qu’un Parlement européen divisé entre une majorité et une opposition serait un Parlement sans influence dans le jeu interinstitutionnel de l’UE. Il ferait le choix de la posture et ce faisant du confort partisan sur celui de l’efficacité. Or, les positions du Parlement européen ne sont décisives dans la coconstruction législative avec le Conseil des ministres (les représentants des Etats membres) et la Commission européenne que lorsqu’elles sont soutenues par une large majorité de députés dans une logique de grande coalition entre les principaux groupes parlementaires.
Face aux intérêts nationaux s’exprimant au Conseil, un Parlement divisé avec des textes approuvés par de faibles majorités n’aurait qu’un impact marginal. Ce qui importe n’est donc pas de décalquer au Parlement européen les affrontements de la vie politique nationale, mais bien au contraire de savoir y forger les compromis permettant de porter de manière décisive ses principales attentes.
Quant à la Commission européenne, l’élection à sa tête d’un Spitzenkandidat ne peut davantage conduire à un agenda partisan. Ce n’est pas le PPE de Monsieur Juncker qui a dicté l’agenda de la Commission depuis la passation de pouvoirs entre ce dernier et Jose Manuel Barroso à la fin 2014. Le collège des Commissaires que préside Jean-Claude Juncker compte 27 autres individus issus de diverses familles politiques. Frans Timmermans, ancien ministre social-démocrate (PSE) néerlandais, est le premier vice-président de la Commission, à ce titre le bras droit de Monsieur Juncker, et l’un de ceux qui ambitionnent de lui succéder.
Le collège des Commissaires possède une dynamique reposant sur les convictions de ses membres, la technicité dont ils doivent faire preuve dans la maîtrise de leurs dossiers et – à nouveau – la volonté de compromis pour faire avancer l’agenda de l’institution. Et l’agenda de la Commission est décisif lorsqu’elle parvient à un accord avec le Parlement et le Conseil.
Réhabiliter le compromis
Tout est donc fonction d’un compromis : au sein de chacune des institutions européennes (Parlement, Conseil et Commission) et entre ces institutions elles-mêmes. Selon qu’il existe une culture de coalition dans les traditions politiques nationales, l’idée de compromis n’est pas perçue de manière identique.
En France, le compromis est malheureusement souvent assimilé à la compromission et la vie politique européenne y a été injustement vilipendée à ce titre. Dans la campagne électorale, confronter les idées sera nécessaire. Dans les débats au Parlement européen aussi, en veillant toutefois à expliquer que cette confrontation initiale devra conduire à un compromis pour que la voix du citoyen européen pèse face aux intérêts nationaux dans le processus de décision de l’Union. Il faut assumer cette vérité, loin de toute ambiguïté cultivée ou subie : la vie politique dans le cadre institutionnel de l’Union européenne ne fonctionne pas comme la vie politique nationale.
Or, la volonté d’illustrer la différence du jeu politique dans l’Union européenne fait objectivement défaut. Pour obtenir le plus grand score aux élections européennes, le calcul à gauche et à droite est de cliver le plus possible, au risque de laisser imaginer que les cinq années de mandat qui suivront seront identiques. La vérité est qu’elles ne le seront pas, sauf à ce que le Parlement européen devienne un simple forum sans influence. Et cela, personne ne le veut, y compris les formations politiques qui s’apprêtent à faire campagne derrière les « spitzenkandidaten ».
Que faire dès lors de ces « spitzenkandidaten » ? Reconnaître leur réel intérêt dans le débat électoral, mais se garder de toute automaticité pour l’élection de l’un ou l’une d’entre eux à la tête de la Commission européenne. Jacques Delors, le plus grand président de la Commission dans l’histoire de l’Union, n’aurait jamais occupé ce poste si ce système avait existé dans les années 1980.
Trouver la personnalité idoine
Le Traité sur l’Union européenne prévoit qu’il soit tenu compte du résultat des élections européennes pour la nomination de la Commission. Suivons-le. Au soir des élections du 26 mai 2019, il faudra trouver, par-delà les « spitzenkandidaten », la personnalité idoine, femme ou homme, dotée du leadership et de l’autorité nécessaires pour faire vivre un collège de 27 commissaires aux idées différentes et pour diriger une organisation aux responsabilités considérables.
Ce sera la tâche des chefs d’Etat et de gouvernement de l’identifier et celle du Parlement européen de la confirmer après un travail d’auditions. Cette tâche sera redoutable au regard de l’état de l’Union et du monde. Mieux vaut expliquer les choses ainsi, rationnellement, plutôt que d’entretenir l’illusion qu’un fonctionnement différent des institutions européennes surgirait du système des « spitzenkandidaten ». Cela n’en réduit aucunement l’ambition des élections européennes. Au contraire, cela en souligne tout l’enjeu.