Veto européen à la fusion Alstom-Siemens : la fin d’une époque

La commissaire européenne Margrethe Verstager et ses services ont jugé que l’opération annoncée à l’été 2018 aboutirait à réduire la concurrence sur les marchés où l’entité issue de la fusion serait active, entrainant de fait une menace pour les prix et l’innovation dans le secteur ferroviaire. En cela, le raisonnement suivi par la Commission est fidèle à l’interprétation classique régulièrement faite du règlement européen sur les concentrations de 2004.

La différence est cependant qu’il s’agissait là, par la volonté de deux grandes entreprises française et allemande, activement soutenues par leurs gouvernements respectifs, de constituer un champion européen pour faire face à la concurrence mondiale dans un secteur stratégique : le rail. La décision de la Commission montre que le règlement sur les concentrations ne permet pas en l’état de poursuivre une telle perspective.

Or, les marchés et les échanges ont considérablement évolué depuis la création du Marché commun et la mise en place de la politique européenne de la concurrence, élargie il y a près de 30 ans aux fusions et acquisitions. La concurrence de groupes extra-européens de taille conséquente est désormais pressante dans nombre de secteurs stratégiques. Y répondre requiert de constituer des entreprises européennes de taille critique, fussent-elles en Europe en situation dominante.

Le droit européen de la concurrence ne peut être un obstacle au choix des entreprises européennes de s’unir non seulement pour protéger leurs activités, mais pour conquérir des marchés en Europe et au-delà. La seule défense du consommateur européen, qui constitue la base de la politique européenne de la concurrence, n’est plus suffisante. Il faut, dans l’appréciation d’une concentration, pouvoir inclure d’autres impératifs telles la souveraineté européenne ou bien encore la sécurité d’approvisionnement.

Il faut également que l’appréciation des services de la Commission s’étende du seul marché européen au marché mondial, prenant en compte la concurrence à venir des acteurs non-européens et pas seulement la concurrence actuelle. Que le puissant groupe chinois CRCC ne soit pas encore présent sur le marché européen du rail ne devrait pas conduire à relativiser la concurrence comme la décision de la Commission de ce jour semble le faire. Cette nécessité d’anticipation est insuffisamment prise en compte.

Le veto de la commissaire Verstager marque clairement la fin d’une époque. Face à la réaction hostile des gouvernements allemand et français, a fortiori en cette année qui verra l’élection du Parlement européen et le renouvellement de la Commission, il sera difficile à l’exécutif bruxellois de s’opposer à la volonté de Paris et Berlin de promouvoir une révision des règles européennes sur les concentrations. Cette question sera à l’évidence centrale dans le débat électoral du printemps et dans les priorités de la prochaine Commission.

Les ministres allemand et français de l’Économie, Peter Altmaier et Bruno Le Maire, ont fait état de propositions franco-allemandes en cours de préparation. Cette démarche est appuyée par Manfred Weber, le candidat du Parti Populaire Européen (centre-droit) à la présidence de la Commission, proche de la Chancelière Angela Merkel et favori pour succéder à Jean-Claude Juncker à l’issue des élections du 26 mai. Elle l’est aussi par la nouvelle présidente de la CDU, Annegret Kramp-Karrenbauer, probable Chancelière au plus tard en 2021.

Face au tournant qui s’annonce, il est important pour les entreprises de suivre attentivement l’élaboration des propositions franco-allemandes afin de pouvoir apporter aux autorités en charge à Paris et Berlin les idées et recommandations nécessaires. Il est tout aussi critique de porter attention dès à présent aux positions des principaux partis politiques européens pour engager utilement l’échange sitôt le nouvel exécutif européen mis en place à l’automne 2019. Beaucoup se jouera en effet entre les derniers mois de l’année et l’année 2020.